Pierre-Yves ROUX (Centre international d’études pédagogiques – Sèvres ; France) |
Sommaire
- Quelques axiomes pour situer le débat
- Pourquoi et comment la didactique des langues vivantes évolue-t-elle ?
- Des méthodologies très contrastées
- Pourquoi créer sa propre approche méthodologique ?
- Quelle faisabilité pour les préconisations didactiques ?
- En guise de conclusion : un besoin d’enseignants bien formés
- Bibliographie sélective
La didactique des langues étrangères
n’est pas une discipline figée et encore moins une science exacte. Dans
un domaine en constante réflexion et en rapide évolution, les
enseignants doivent se positionner comme des praticiens réflexifs
cherchant à concilier principes méthodologiques et pragmatisme réfléchi
afin de proposer un enseignement à la fois moderne, efficace et
réaliste, mais également adapté aux élèves, à leurs attentes, leurs
besoins et leurs habitudes d’apprentissage.
De plus, et même si des auteurs ont pu
raconter une « Histoire » de l’enseignement des langues étrangères et
distinguer des grandes étapes et des courants marquants, l’évolution de
la discipline s’écrit plus souvent en termes de continuité que de
ruptures, et les méthodologies sont plus souvent amenées à cohabiter et à
se superposer qu’à se succéder et à se remplacer.
Enfin, tout enseignant, quelle que soit
l’importance de son expérience, a des représentations de son métier et a
acquis des habitudes professionnelles dont il aura parfois des
réticences à se défaire, a fortiori dans la mesure où elles ont
pu et peuvent encore se révéler particulièrement performantes, même si
elles ne sont plus promues par le courant méthodologique le plus récent.
Le seul objectif intangible de tout
enseignant doit être de donner à son cours le plus d’efficacité
possible, ce qui sous-entend notamment des apprentissages utiles,
rapides, valides et pérennes. Dans cette perspective, chacun sera
conduit à construire sa propre approche méthodologique, qui reposera à
la fois sur les avancées de la réflexion en didactique des langues mais
aussi sur ses expériences, compétences et appétences, ainsi que sur la
prise en compte d’éléments contextuels toujours spécifiques, parmi
lesquels les attentes institutionnelles ne peuvent être occultées.
Notre propos ne visera pas à retracer l’évolution de la didactique du français langue étrangère[1],
mais à voir dans quelle mesure les enseignants peuvent combiner les
prescriptions de différents courants méthodologiques et à mettre en
cohérence certains principes prônés par les approches actuelles
(communicatives ou actionnelles par exemple) et d’autres, plus
anciennes, pouvant relever de courants radicalement différents
(approches traditionnelle ou SGAV par exemple). Se poser cette question
revient également à identifier et à analyser les conditions d’un
« éclectisme méthodologique » refusant d’une part la modernité pour
elle-même et d’autre part l’aspect systémique et global des approches
pédagogiques.
1. Quelques axiomes pour situer le débat
En guise de propos liminaires, on me
permettra un certain nombre de constats et de remarques pouvant avoir
valeur de principes pour ce qui est des méthodes et méthodologies :
- les locuteurs les plus âgés sont la preuve que toutes les méthodes ont pu se révéler efficaces à leur époque, mais on devra également se souvenir que les apprenants et les besoins langagiers d’alors ne sont pas ceux d’aujourd’hui ;
- si certaines méthodes apparaissent aujourd’hui comme obsolètes et peuvent faire sourire, les méthodes et méthodologies actuelles connaîtront à n’en pas douter le même sort d’ici quelques décennies, voire moins… On évitera par conséquent de tomber dans un dogmatisme béat en ne jurant que par les approches les plus actuelles ;
- sans vouloir faire preuve de nostalgie ou de conservatisme, on doit reconnaître que la modernité ne saurait être en elle-même gage de qualité. Seuls les résultats, et donc l’efficacité des méthodes et méthodologies peuvent être pris en compte pour évaluer leur pertinence ;
- on évitera de confondre les manuels en usage, la méthodologie préconisée et la méthodologie effectivement mise en œuvre. On peut en effet fort bien avoir adopté une méthode récente et basée sur une approche moderne, et l’utiliser de façon très différente de celle préconisée par ses auteurs. Cette remarque vaut dans les deux sens, et il n’est pas moins courant de travailler de façon traditionnelle avec une méthode conçue pour une approche moderne que le contraire ;
- La méthode ou la méthodologie « miracle », permettant d’enseigner et d’apprendre sans implication et/ou sans effort de la part de l’enseignant tout comme des apprenants est au mieux un fantasme d’auteur, au pire un fallacieux argument commercial ;
- La recherche en didactique, généralement centrée sur des a priori qui ne valent pas pour l’ensemble des situations, conduit pourtant à des résultats et à des outils qui se veulent « universels », cette tentation de « l’universalité » pouvant occulter la nécessaire prise en compte des éléments contextuels permettant de définir et de préciser la spécificité d’une situation ;
- Pour compléter la remarque précédente, je rappellerai enfin les propos de Daniel Coste, au sujet du Cadre européen commun de référence pour les langues[2] (CECR) : « Pour tout usage […], le Cadre n’est qu’un instrument parmi d’autres, à utiliser avec d’autres et en prenant soigneusement en compte les dimensions contextuelles. Toute mise en œuvre du Cadre implique des analyses autres de ce contexte […], qui ne peuvent que conduire à des conclusions non standardisées » (Daniel COSTE, Forum politique de Strasbourg, février 2007)
Ces différentes remarques confirment
qu’il convient, dans ce domaine – comme dans d’autres, de privilégier la
réflexivité en se posant les « bonnes » questions et de se garder de
tout dogmatisme excessif, notamment afin d’éviter que les apprenants ne
subissent les expérimentations d’enseignants soumis à l’instabilité de
mutations méthodologiques qui, si elles ont leur propre logique, peuvent
apparaître comme totalement innovantes, trop éloignées des pratiques
antérieures et surtout des compétences effectivement maîtrisées pour
être mises en œuvre avec succès.
On se souviendra enfin que, tout au
moins en contexte scolaire, l’enseignement de la langue vivante n’est
qu’une discipline parmi une multitude d’autres apprentissages auxquels
l’élève est soumis et pour lesquels il a développé des compétences
spécifiques. Exiger des comportements différents en langue étrangère au
prétexte que c’est ce que promeut la didactique des langues étrangères
ne pourra certainement pas rendre son cours plus efficace. Et cette
remarque vaut également pour des apprentissages postscolaires pour
lesquels l’apprenant va appuyer sa démarche sur des habitus et des compétences qui lui sont propres.
2. Pourquoi et comment la didactique des langues vivantes évolue-t-elle ?
La didactique des langues étrangères est
en constante évolution, parfois par de simples ajustements, de façon
beaucoup plus radicale à d’autres moments. Dans l’histoire la plus
récente, en se limitant aux dernières cent années écoulées et à
l’enseignement de la seule langue française, on pourrait résumer cette
évolution en quatre grands moments et en quatre grands types de
méthodes : les méthodes dites « traditionnelles » (rien de péjoratif
dans cette appellation mais la seule reconnaissance d’une « tradition »
dans l’enseignement des langues), les méthodes structuro-globales
audiovisuelles – SGAV, l’approche communicative et l’approche
actionnelle, notamment formalisée à l’intérieur du CECR.
Cette évolution permanente n’est pas
pour autant subjective ou aléatoire, mais elle repose d’une part sur des
évolutions sociétales, d’autre part sur des réactions par rapport aux
courants précédents et le constat d’une efficacité toujours perfectible
(on pourra ici parler d’autoévaluation), mais aussi sur des options
didactiques prenant elles-mêmes appui sur des travaux et des avancées
dans des domaines épistémologiques différents mais qui peuvent se
révéler complémentaires pour construire des approches systémiques
cohérentes. Parmi ces domaines et ces paramètres, on peut noter (liste
non exhaustive) :
- des avancées technologiques. Que ce soient les projecteurs de diapositives, les magnétophones, l’informatique ou encore les tableaux interactifs, ces innovations ont eu ou auront un impact considérable sur les méthodes de langues ;
- des changements sociétaux, qui ont pu introduire de nouveaux objectifs dans l’enseignement des langues, ceux-ci passant d’un accès à la littérature à une approche communicative plus pragmatique, voire utilitariste ;
- une évolution et une diversification du profil des publics et donc de leurs objectifs d’apprentissage : élèves en contexte scolaire, mais aussi adultes professionnels, migrants, étudiants et futurs étudiants… Ce qui peut légitimement conduire à penser que tous les français sont désormais sur objectifs spécifiques (FOS), et ce qui permet de distinguer celui-ci du français « en contexte professionnel » ;
- une évolution dans le comportement et le positionnement des apprenants vis-à-vis de la matière enseignée, la valeur ajoutée des apprentissages devant apparaître de plus en plus concrète et de plus en plus immédiate ;
- des recherches en sciences de l’éducation et en psychologie appliquée à l’éducation ;
- des recherches dans le domaine des sciences cognitives ;
- le choix assumé par les didacticiens d’options théoriques dans le domaine du langage et de ses fonctions.
3. Des méthodologies très contrastées
La mise en regard et en cohérence des
différents éléments rappelés précédemment, dans un cadre théorique
lui-même en évolution, a pu donner lieu à des perceptions radicalement
différentes de l’enseignement des langues et, par voie de conséquence, à
des prescriptions méthodologiques très contrastées. Parmi les
principales différences, on pourra relever :
- le médium privilégié à savoir langue orale vs langue écrite. Même si tous les courants méthodologiques affichent leur volonté de développer ces deux aspects langagiers parfois insécables, on constate des évolutions nettes dans le domaine. Les méthodes dites traditionnelles, qu’elles soient plus ou moins datées, font la part belle à l’écrit alors que les méthodes structuro-globales audiovisuelles (SGAV) privilégiaient clairement l’oral. Les approches les plus actuelles tentent pour leur part de concilier ces deux approches en insistant notamment sur leur complémentarité, mais en précisant souvent une primauté de l’oral sur l’écrit.
- le type de langue enseigné. On a ainsi pu constater le passage d’une langue littéraire et très normée vers une langue artificielle dans les années 1970, notamment basée sur les conclusions d’une enquête menée par le CREDIF et ayant abouti à l’identification et à la publication du « français fondamental ». Ce document inventoriait les mots français statistiquement les plus employés par les locuteurs natifs. Cette langue « statistique » ne correspondait en fait à aucun discours réel et, aujourd’hui, la langue enseignée se veut « authentique », tout comme les supports d’enseignement.
- la place de la langue maternelle et/ou des autres langues connues. Là encore, les réponses ont été très contrastées, accordant tout d’abord la part belle à la langue maternelle, notamment à l’occasion d’activités récurrentes de traduction et d’explications en LM, avant de proscrire l’usage de cette même langue maternelle et de croire en l’efficacité du bain linguistique en langue cible. Le recours à la langue maternelle ou à d’autres langues connues des apprenants est aujourd’hui non seulement toléré mais souvent encouragé, à condition qu’il soit encadré, choisi, raisonné, et corresponde à des options pédagogiques et non pas à une quelconque solution de facilité. On notera ainsi l’apparition de la notion de « médiation linguistique » dans le CECR, qui consiste à traiter dans une langue un support proposé dans une autre langue.
- la place et l’enseignement de la grammaire constituent également des marqueurs forts pour identifier un courant méthodologique. On est en effet passé d’une grammaire centrale, support de la progression pédagogique, totalement explicite et nécessitant un recours massif au métalangage, à une grammaire implicite, diffuse, et toujours « au service » de la communication. On pourrait faire le parallèle entre ces deux approches et l’opposition entre d’une part la description de la langue et d’autre part sa pratique.
- le rôle et le positionnement de l’enseignant. L’évolution est dans ce domaine plus linéaire et moins chaotique, dans la mesure où les approches préconisent chacune à son tour une relation pédagogique de plus en plus centrée sur l’apprenant et les apprentissages. Le rôle de l’enseignant a donc été repensé : il est aujourd’hui un facilitateur des apprentissages plutôt qu’un détenteur et un transmetteur de savoirs.
- les objectifs et le contenu des enseignements peuvent eux aussi caractériser et parfois opposer les différents courants méthodologiques dans le domaine de la DLE. On retiendra principalement la distinction et l’évolution entre des acquisitions de connaissances et la construction de compétences, parmi lesquelles les savoirs mais aussi les savoir-faire, savoir-être et savoir-apprendre (ou métacognition) trouvent désormais toute leur place.
- l’enseignement de la culture liée à la langue cible permet également de distinguer les différentes approches des langues étrangères. Quasiment absent des méthodes SGAV, il est désormais un des axes forts de l’approche actionnelle.
- Enfin, pour clore une liste distinctive qui n’a rien d’exhaustif, on notera les changements de types de progressions. C’est ainsi que la progression en spirale, qui préconise de revenir régulièrement sur les mêmes éléments pour en assurer une meilleure acquisition a remplacé une progression linéaire qui pouvait considérer comme définitivement acquis les apprentissages correspondant à un objectif atteint.
4. Pourquoi créer sa propre approche méthodologique ?
En philosophie, on donne le nom d’éclectisme à l’école de Potamon d’Alexandrie, qui recommande d’emprunter aux divers systèmes ce qu’ils ont de meilleur plutôt que d’édifier un système nouveau.
En didactique, et notamment dans le
domaine de l’enseignement des langues étrangères, cette ouverture
correspondrait à l’adoption et à la mise en œuvre dans les classes de
principes issus de différents courants méthodologiques, à l’évidente
condition que ces principes soient conciliables et aillent dans le sens
d’une plus grande efficacité des cours : « Les approches pédagogiques […] préconisées
par des décideurs en politique éducative, imposées unilatéralement ne
peuvent apporter de réponse satisfaisante uniformément pour tous les
publics et tous les contextes[3] ».
En effet, les différentes approches
méthodologiques conçues in vitro, font souvent table rase du passé et
envisagent la situation d’un œil nouveau et à travers le prisme des
éléments d’évolution précisés précédemment. Or les enseignants demeurent
généralement les mêmes d’un courant méthodologique à un autre et ne
peuvent renier les vérités passées aussi simplement, pas plus qu’ils ne
peuvent se défaire d’expériences et d’habitudes qui ont pu se révéler
efficaces : « Il lui faut [au maître] connaître le plus
grand nombre de méthodes, avoir la capacité d’en inventer de nouvelles,
ne pas suivre une seule méthode mais être convaincu que chacune a ses
avantages » (Léon Tolstoï).
De plus, les courants méthodologiques qui apparaissent régulièrement
pour remplacer le précédent, ne doivent pas être perçus comme des
pensées globales et insécables où il faudrait tout prendre ou tout laisser,
mais comme la mise en cohérence et en complémentarité de réponses à des
questions portant sur des domaines parfois très divers.
De plus, les orientations
méthodologiques proposées sont généralement « universalistes » et ne
peuvent tenir compte de la pluralité et de la diversité des contextes
d’enseignement – apprentissage : comment penser que ce qui est possible
et pertinent dans un pays soit forcément possible, pertinent et efficace
dans un autre système éducatif alors que les finalités de
l’enseignement, les horaires, les programmes, les supports de cours, les
évaluations, etc. sont différents, sans même évoquer les facteurs
humains que représente l’ensemble de la communauté éducative, élèves et
parents d’élèves inclus ?
La méthodologie que nous préconisons
serait plus une synthèse qu’un compromis dans la mesure où il ne s’agit
pas de renoncer à certains principes, mais de s’interroger préalablement
sur leur pertinence dans son contexte d’enseignement. Il s’agit d’une
pédagogie « de l’équilibre », entre des préconisations théoriques et un
pragmatisme avant tout dicté par l’expérience et les capacités de
l’enseignant, mais également par le comportement et les habitus
d’apprentissage de ses élèves : « Il n’est de bonne pédagogie que dans
l’éclectisme parce que le chemin unique sélectionne toujours ceux qu’il
fait réussir[4] ».
Tenir compte de la pluralité et de la
diversité des éléments contextuels dans sa réflexion obligera
généralement à assouplir la rigidité de courants méthodologiques qui,
pris au pied de la lettre, se révèlent dans la plupart des cas
irréalistes car ils envisagent un enseignant maîtrisant à la perfection
l’ensemble des compétences nécessaires, des élèves motivés et réagissant
de façon prévisible, et des situations d’enseignement-apprentissage
débarrassées des contraintes matérielles et institutionnelles, ce qui ne
correspond bien entendu à aucune réalité.
D’ailleurs, pour Robert Galisson[5],
les enseignants sont de moins en moins enclins à respecter les
méthodologies constituées et à utiliser les manuels comme suggéré par
les auteurs. Ils manifestent en revanche une forte tendance à
l’éclectisme et utilisent d’une manière subversive le manuel, en
l’adaptant et en transgressant les préconisations des auteurs. En outre,
et notamment grâce à la reprographie, ils se construisent des méthodes
qui leur sont propres en empruntant des éléments à des sources multiples
et en les mettant en complémentarité. Et l’infinité de ressources
accessibles sur internet ne pourra que renforcer cette tendance…
À une époque où chacun reconnaît la
nécessité de prendre en compte les différences de rythme, de style ou
encore de stratégies d’apprentissage, on se doit de reconnaître et
d’accorder la possibilité de telles distinctions entre les enseignants
et les enseignements, a fortiori lorsqu’on sait que l’approche
et les activités qui valent pour une classe peuvent se révéler
totalement inadéquats et donc inefficaces pour la classe parallèle.
Enfin, cet éclectisme méthodologique
contribue certainement à mettre de façon effective l’apprenant au centre
de la relation pédagogique, en permettant de mieux prendre en compte
ses stratégies et habitus d’apprentissage. Certes les élèves
n’apprennent pas aujourd’hui comme ils apprenaient dans un passé pas si
éloigné mais, de plus, ils n’apprennent pas de la même façon partout
dans le monde. Nier ces différences reviendrait à renoncer à prendre en
compte un élément contextuel pourtant essentiel et à se priver de
compétences développées par ailleurs. Pourquoi et au nom de quel
principe se voulant universel, à titre d’exemple, se priver de toute
activité de mémorisation dans des pays et des contextes où les
apprenants ont l’habitude de déployer cette capacité, et où elle peut se
révéler efficace ? On pourrait également, et dans les mêmes termes,
poser la question du recours à la langue maternelle dans le cadre du
cours de langue étrangère. Et la réponse ne sera certainement pas la
même dans tous les contextes et tous les pays.
5. Quelle faisabilité pour les préconisations didactiques ?
Il peut se révéler tentant (et relativement aisé) de formuler des préconisations didactiques à l’intention des enseignants, mais on se doit également de s’interroger sur leur faisabilité en contexte professionnel. Afin d’illustrer cette remarque, nous prendrons l’exemple du principe de différenciation pédagogique, prôné par l’ensemble des didacticiens actuels, et nous poserons la question des modalités et des conditions de sa mise en œuvre.
Si on ne peut qu’être d’accord avec un
concept qui consiste à reconnaître l’hétérogénéité des classes et la
diversité des styles, rythmes et stratégies d’apprentissage des élèves,
ainsi que la nécessité de prendre en compte cette hétérogénéité durant
les cours, quelles sont les conditions de sa faisabilité dans les
classes ?
Attrayante sur le principe, la différenciation pédagogique, qu’elle soit simultanée ou successive[6], sous-entend en effet des exigences spécifiques pour sa mise en œuvre, parmi lesquelles on retiendra :
- des apprenants autonomes ; certains groupes devant réaliser des activités en dehors de la présence et de l’attention directes de l’enseignant, les apprenants doivent avoir développé cette compétence transversale, qui relève avant tout des savoir-être mais aussi des savoir-faire ;
- des programmes et programmations suffisamment souples ; comme pour toute pratique plaçant l’apprenant au centre de la relation pédagogique, les contraintes institutionnelles, au premier rang desquelles le strict respect des programmes et programmations, doivent permettre de s’adapter à des éléments qu’il n’est pas possible de prévoir ni d’anticiper…
- des supports d’enseignement variés et adaptés ; s’adapter aux difficultés rencontrées par les différents apprenants nécessite des ressources multiples et diversifiés ;
- des enseignants formés et maîtrisant nombre de compétences, comme par exemple la gestion de plusieurs groupes simultanément, l’analyse typologique des erreurs et la transformation de ces erreurs en besoins de compétences puis en programmes de remédiation, etc. ;
- des conditions matérielles permettant cette différenciation : « coins » d’apprentissage en autonomie, ateliers, centres de ressource, etc.
On peut donc penser que si toutes ces
conditions ne sont pas réunies (et on peut douter qu’elles le soient
dans la plupart des cas), la différenciation pédagogique ne sera pas
possible, du moins telle qu’envisagée par les théoriciens. Il revient
donc à l’enseignant de repenser un principe sans aucun doute pertinent
et efficace, et de voir comment, à quel niveau et à quel degré, il sera
effectivement possible de l’intégrer dans ses pratiques
professionnelles.
6. En guise de conclusion : un besoin d’enseignants bien formés
Pour pouvoir tenir compte de toutes les
variables contextuelles et donc être efficace, l’enseignant doit
bénéficier d’une latitude d’action qui va le responsabiliser tout en le
valorisant. On peut cependant craindre un éclectisme excessif et
irréfléchi qui conduirait à la juxtaposition d’éléments parfois
incompatibles, voire opposés, ce qui nécessite des enseignants bien
informés et bien formés. En effet, le choix éclectique des pratiques de
classe signifie une sélection raisonnée et non un ensemble incohérent de
techniques d’enseignement, ce qui exige d’une part des enseignants
réflexifs (qui se posent les « bonnes questions »), et d’autre part des
enseignants bien formés, capables de composer avec des éléments
méthodologiques a priori hétérogènes pour ne pas dire hétéroclites.
A défaut de certitudes dans le domaine,
On se contentera donc de souligner l’importance de la formation des
enseignants. En effet, seules des compétences spécifiques et une
réflexivité avancée pourront leur donner l’autonomie nécessaire pour
leur permettre de bâtir une approche didactique qui leur sera propre et
qui pourra garantir une cohérence entre les différents éléments
méthodologiques.
Si on reprend les éléments cités supra
comme pouvant servir à différencier les différentes approches
méthodologiques, le tableau ci-dessous devrait permettre aux enseignants
de se situer par rapport à chacun de ces paramètres, à travers une
gradation en cinq niveaux qui iraient du plus traditionnel vers un
antonyme qui, sous cette forme, ne correspondrait en fait à aucun
courant constitué.
◄ Gradation ► | ||
Priorité à l’écrit | O O O O O | Priorité à l’oral |
Langue normée et artificielle | O O O O O | Langue se voulant authentique |
Supports pédagogiques | O O O O O | Supports authentiques |
Place centrale de la grammaire | O O O O O | Grammaire au service de la communication |
Transmission de connaissances | O O O O O | Développement de compétences |
Eléments culturels peu présents | O O O O O | Eléments culturels très présents |
Progression linéaire | O O O O O | Progression en spirale |
Centration pédagogique sur l’enseignant | O O O O O | Centration pédagogique sur l’apprenant |
Recours fréquent à la LM | O O O O O | Recours à la LM prohibé |
C’est bien la mise en perspective et en
cohérence de ces éléments, qui peuvent apparemment sembler disparates,
qui permettra à l’enseignant d’imaginer sa propre approche. Celle-ci
doit être raisonnée et ne pas correspondre à des appétences
particulières, d’où la nécessité d’une formation complète, qui favorise
la réflexivité et qui privilégie le développement de compétences
professionnelles et non pas la transmission de connaissances théoriques
ou livresques : « L’éclectisme […] exige que l’enseignant
possède de vastes connaissances […]. Plus l’enseignant est formé, plus
il revendique son autonomie et moins il a besoin de méthode, se sentant
capable d’adapter son enseignement à sa situation particulière de classe[7] ».
Mais on retiendra essentiellement un
souci de pragmatisme et de concret pour des enseignants qui se
retrouvent quotidiennement face à leurs apprenants et qui ne peuvent
épouser les conflits mettant en cohérence ou en concurrence le
béhaviourisme, le structuralisme, le fonctionnalisme, l’analyse
distributionnelle, le constructivisme, et tant d’autres concepts dont
seules les incidences réciproques, pratiques (et comprises) peuvent les
intéresser.
Enfin, on soulignera que le principe de
la zone proximale de développement (ZPD – cf. Vigotski) est essentiel
dans la perspective de l’évolution des pratiques professionnelles.
L’enseignant doit en effet pouvoir s’interroger sur ses pratiques et
compétences actuelles, et identifier une marge de progression qui
demeurera réaliste et donc « atteignable » car peu éloignée de son
niveau de performance actuel.
Bibliographie sélective
- Collectif : L’approche actionnelle dans l’enseignement des langues : onze articles pour mieux comprendre et faire le point La Maison des langues, 2010.
- Rosen, E. : Le point sur le CECR, CLE International, 2007.
- Bosman C, Gérard F., Roegiers X. : Quel avenir pour les compétences, De Boeck, 2000
- Perrenoud, P. : Construire des compétences dès l’école, ESF, 2000
- Beacco J.-C. : L’approche par compétences dans l’enseignement des langues – Enseigner à partir du Cadre européen commun de référence pour les langues, Didier, 2007
- Martin, E : L’éclectisme méthodologique dans l’enseignement/apprentissage du français en Chine, Synergies Chine, n°2, novembre 2006
- Christian Puren, La didactique des langues étrangères à la croisée des méthodes – Essai sur l’éclectisme, Paris, CREDIF/Didier, 1993
- Galisson, R : De la linguistique appliquée à la didactologie des langues-cultures, vingt ans de réflexion disciplinaire, Etudes de Linguistique appliquée, n°79, juil-sept.1990, Didier Erudition
- Besse, H. et Galisson, R. : Polémique en didactique: du renouveau en question, Paris, Clé Int., 1980
- Coste, D. et autres : Lignes de forces du renouveau actuel en DLE. Remembrement de la pensée méthodologique, Paris, Clé international, 1980
- Numéros spéciaux Le français dans le monde (recherches et applications) : La didactique au quotidien (1988), Méthodes et méthodologies (1995)
[2] Document élaboré dans le cadre des travaux du Conseil de l’Europe et traduit dans une quarantaine de langues, dont le japonais
[3] Richard Lescure : Les approches actionnelles et par compétences en didactique du FLE : intérêts et limites (Colloque international « Le français de demain : enjeux éducatifs et professionnels » 28-30 octobre 2010 Sofia)
[4] Philippe Meirieu
[5] BESSE, H. et GALISSON, R. (1980): Polémique en didactique: du renouveau en question, Paris, Clé Int.
[6] Cf. Philippe Meirieu par exemple
[7] L’éclectisme en milieu institutionnel chinois de français: une option spontanée et naturelle, obligée et obligatoire, mais risquée à certains égards, Fu Rong, Université des Langues étrangères de Beijing
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